L’action publique à l’ère du numérique

Entretien avec Elise Degrave

 

Loin de n’être qu’une question technique, le numérique bouleverse aussi le secteur public, tant dans les coulisses de l’administration que dans les relations avec les individus. De nombreux enjeux mettent actuellement au défi les législateurs, les gouvernements, les services publics et les citoyens, qui n’ont d’autre choix que de s’adresser à l’État pour leur carte d’identité, leur déclaration fiscale, des allocations familiales, une bourse d’étude, une allocation pour personne handicapée, etc. Dans cet ouvrage, quatre nouveaux défis sont étudiés : légiférer à l’ère du numérique, comprendre ce qu’il se passe, décider avec les algorithmes et numériser sans discriminer. Cet ouvrage a été dirigé par Elise Degrave, Professeure à l’UNamur et directrice de recherches au Namur Digital Institute (Nadi/Crids). Nous l’avons rencontrée.

Le processus de digitalisation (numérisation) est enclenché depuis plusieurs années en Belgique or le Baromètre de l’inclusion numérique révèle que 40% des Belges sont en situation de vulnérabilité numérique. Qu’est-ce que la vulnérabilité numérique ?

La vulnérabilité numérique désigne les personnes en situation de fragilité à cause du numérique. On entend souvent parler de « fracture numérique » pour désigner les personnes qui sont considérées comme peu à l’aise avec le numérique, soit parce qu’elles n’ont pas les outils adéquats soit parce qu’elles n’ont pas les compétences techniques pour utiliser le numérique. Ce terme n’est pas le plus adéquat car il est assez culpabilisant et réducteur. Il donne l’impression qu’il y a d’un côté « les forts », ceux qui « s’en sortent » avec le numérique et « les autres », qui ne seraient pas « à la hauteur » du monde numérique, et que l’on réduit en général aux personnes âgées, personnes handicapées et personnes pauvres. En pratique, on voit que les choses sont plus complexes et nuancées que cela. Ce qui est évident, c’est qu’il y a une fracture sociale dans la « vraie vie », qui est amplifiée par le numérique, et ça doit nous préoccuper. Il y a beaucoup de personnes qui dépendent de l’État pour se nourrir, se loger, se déplacer. Quand les démarches par rapport à ces demandes deviennent numériques, ces personnes voient leur vie numérique s’amplifier. Or ce sont bien souvent elles qui n’ont pas les outils adéquats, et/ou qui n’ont pas les contacts pour être aidées en cas de « bug » (comme on peut l’être par exemple par un informaticien sur notre lieu de travail qui peut nous donner un conseil). Pour ces personnes, un bug numérique peut être dramatique car il menace leur survie. D’où l’extrême importance d’aborder ce problème. Plus généralement, on est nombreux à avoir déjà eu envie de manger son ordinateur face à un problème de type « erreur 404 » et à se sentir dans ce cas en situation de vulnérabilité numérique. C’est lié aussi au fait que certains sites internet sont vraiment mal faits. Souvent, ce n’est pas une question d’incompétence humaine mais bien de dysfonctionnement technique ! Et quand un « bug » survient dans une démarche obligatoire vis-à-vis de la police ou de la justice, par exemple, c’est particulièrement stressant puisqu’il n’y a pas d’alternative. L’État est un interlocuteur incontournable pour des démarches essentielles au quotidien, raison pour laquelle il doit s’adapter aux uns et aux autres, même à l’ère du numérique, en partant du constat que le numérique n’est pas la solution à tout. 

Quelles solutions sont mises en place pour éviter de laisser sur le bord de la route ces personnes plus vulnérables ?

Il y a des solutions qu’on met en place pour aider les personnes à utiliser le numérique, notamment via les « EPN », établissements publics numériques, au sein desquelles des personnes font un travail formidable pour aider les uns et les autres à effectuer leurs démarches en ligne. On ne sait pas, à l’heure actuelle, durant combien de temps ces EPN seront encore financés et, des échos que je reçois du milieu associatif, il est clair qu’il n’y a pas assez d’EPN pour répondre à l’énorme demande d’aide. Par ailleurs, des personnes très volontaires, dans les associations ou dans les CPAS, aident celles et ceux dont les droits sont menacés par le numérique mais ces personnes disent devenir des « sous-traitants » des applications bancaires et des sites internet des administrations, ce qui les met en difficulté pour exercer l’aspect humain de leur métier, qui est pourtant essentiel, et pose aussi des questions de vie privée quand ils et elles doivent gérer notamment les accès aux boites mails. 

Plus fondamentalement, cela soulève une question de société : est-il vraiment nécessaire de « tout numériser » ? Pourquoi le faire ? Et si on se lance, comment le faire pour éviter des dégâts dont on pourrait se passer dans le numérique ? Par exemple, dans beaucoup d’écoles, on se met à numériser le journal de classe, les manuels scolaires et à communiquer les résultats des interros en ligne aux parents parfois même avant que l’enfant soit au courant. Pourquoi numériser tout cela ? De ce que j’ai pu constater jusqu’ici, il n’y a pas de débat sur l’objectif poursuivi, ni d’implication des personnes directement concernées (professeurs, élèves, parents) à ce sujet. On répond « un consultant est venu nous trouver pour vendre l’outil et puis, il faut vivre avec son temps et monter dans le train de la modernité ». Or, on voit déjà qu’il y a des dégâts sur le terrain. Par exemple, il est devenu encore plus difficile de gérer le « temps d’écran » à la maison, l’enfant prétextant qu’il doit avoir son GSM pour avoir son journal de classe et étant bien évidemment tenté d’aller voir ses notifications Instagram ou la dernière vidéo sur TikTok. Tout cela est assez paradoxal alors que la Communauté française a adopté un décret qui sera applicable à la prochaine rentrée scolaire, interdisant l’usage ludique du smartphone dans les écoles. Dans le même temps, la présence du numérique augmente en dehors de l’école, en particulier au moment des devoirs à la maison. Ce sont des questions de société dont il faudrait débattre plus franchement, collectivement et sans tabou. 

Et puis, que ce soit au niveau des administrations, des banques ou des commerces, le numérique conduit à imposer aux citoyens d’effectuer eux-mêmes un travail qui était effectué jadis par quelqu’un formé – et payé- pour cela. Comme si, avant l’ère numérique, les personnes au guichet disait « venez, prenez ma place, voilà l’armoire avec les documents, trouvez le bon, et remplissez les pour avoir vos droits ». On est devenu responsables de nos droits, et quand la procédure numérique ne fonctionne pas, on culpabilise. Ce n’est pas normal. Tout cela pose beaucoup de questions au regard des droits fondamentaux : égalité, vie privée, dignité humaine, enseignement, sans oublier la santé mentale, mise à mal par ce numérique grandissant à tout endroit de la société. 

L’ouvrage traite entre autres de la passionnante question des médias. Quel est le lien entre la numérisation de la société et la liberté de la presse ?

Le monde de la recherche et celui du journalisme d’investigation se rejoignent dans une préoccupation commune : comprendre ce qu’il se passe, l’analyser et l’expliquer au public, de manière éclairée et éclairante.

Or, le monde numérique est complexe et intangible. C’est donc particulièrement important d’allier les forces de la recherche et du journalisme d’investigation à la fois pour trouver l’information sur le terrain, ensuite pour l’analyser par rapport notamment aux avantages et menaces concernant les droits humains et enfin, de trouver les mots juste pour en parler, que ce soit à des étudiants ou au public en général. 

Dans notre contribution commune, le journaliste Philippe Laloux et moi expliquons comment tout cela peut se tisser en pratique, en quoi il est très important d’organiser le dialogue entre ces deux disciplines, en quoi aussi on est parfois amené à devoir tenir bon ensemble, tant on a déjà eu l’impression, lui et moi, de nous retrouver dans un film de James Bond en fouillant dans les coulisses de l’État numérique. Ça m’est arrivé notamment lorsque, quand je cherchais des informations au sujet d’un outil numérique de l’État qui sortait de tous les radars législatifs, deux agents de l’État m’ont téléphonée un soir en me disant « Madame Degrave, on va vous aider, mais nous devez nous jurer que jamais notre nom ne sortira dans vos recherches ». Désormais, je les appelle « les agents secrets », j’espère qu’ils se reconnaitront car je les remercie vraiment de leur aide qui a donné le coup d’envoi à bien des cheminements constructifs pour l’État de droit.  

Faut-il être frileux ou enthousiastes face à cette numérisation de la société ? En tant que professeure, voyez-vous des impacts directs de la digitalisation de la société auprès des étudiants ? Avez-vous des exemples positifs et d’autres qui le sont moins ?

Ce que je constate c’est qu’on est très loin des stéréotypes du genre « cette génération est née avec un smartphone dans la main et donc pour eux, le numérique, c’est facile ». On les appelle les « digital natives » mais des études confirment ce qu’on voit sur le terrain : ils sont les champions des « stories » sur Instagram, des photos avec des filtres de petits chatons et des vidéos en tout genre mais ils sont nombreux, même à l’université, à avoir du mal avec les compétences informatiques de base, comme remplir un CV en ligne, structurer un document Word ou écrire un mail dans le ton adéquat. Le Baromètre de la Fondation Roi Baudouin indique que près d’un tiers des jeunes entre 16 et 24 ans est confronté à ces difficultés. Forte exposition aux écrans ne va pas de pair avec compétence informatique. 

Et puis aujourd’hui, comme professeurs, on est confrontés au défi de l’utilisation de l’IA, comme ChatGPT. À mon sens, il est important d’amener les étudiants à comprendre que cet outil peut être à la fois leur meilleur ami et leur meilleur ennemi, à comprendre aussi comment cet outil peut nous amener, nous, comme professeurs, à évoluer vers un enseignement qui met l’accent sur ce qu’un robot ne remplacera jamais, l’humanité, le vécu, les émotions, la solidarité. Comme j’ai intégré ChatGPT dans mes cours et que j’oblige mes étudiants à l’utiliser, je réalise depuis l’arrivée de cet outil que c’est un fameux défi car l’IA est une fameuse révolution. Et c’est passionnant ! Une chose est certaine : on n’a pas fini d’en parler ! 

Puis-je m’éloigner un peu de l’ouvrage et vous demander de nous parler un peu du Comité humain du numérique dont vous faites partie ?

Je vous conseille de foncer sur le site www.codedunumérique.be. Vous y découvrirez en son et lumière le travail de terrain très constructif mené par le Comité humain du numérique. C’est une association qui se rassemble depuis plusieurs années dans un quartier pauvre de Bruxelles pour parler des enjeux du numérique, en particulier dans les services publics et de la réalité du service « au » public. Ce qui est magnifique c’est que ce Comité recrée du lien social, des discussions « dans la vraie vie », de la chaleur humaine, autant de sources de solidarité et de réflexion collective qui ont tendance à disparaître avec le « tout numérique » qui isole chacun devant son écran. 

Ce Comité est l’auteur d’un livre très intéressant « le Code du numérique », qui propose des solutions imaginées par les humains pour les humains, dans l’espoir d’inspirer les uns et les autres, et notamment les responsables politiques chargés de baliser le numérique dans la société. Le tout avec beaucoup d’humour et un talent artistique indéniable. 

Pour le public en général, le travail mené par le Comité humain du numérique, ainsi que par d’autres associations qui œuvrent aussi en ce domaine est salutaire pour permettre aux uns et aux autres de comprendre, concrètement, la réalité des personnes fragilisées socialement soumises à maints égards aujourd’hui au numérique. Ce travail de fond aide à construire des pistes de solution concrètes au départ de besoins réels et ciblés. 

L’action du Comité humain du numérique rencontre un succès fulgurant tant cette démarche de démocratie active est puissante. D’ailleurs, d’autres comités se créent petit à petit, notamment en Wallonie, ce qui est très positif pour réfléchir à la manière de construire ensemble des solutions équilibrées dans notre État de droit. 


 

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