La régulation expliquée simplement : entre marché et société

Entretien avec Benjamin Lehaire

 

La régulation est omniprésente dans le discours économique contemporain. Elle est perçue comme une réponse aux crises des marchés et à la disruption technologique, mais que signifie-t-elle réellement?
Benjamin Lehaire, auteur de l'ouvrage « Ce que réguler veut dire », nous l'explique.

Pourquoi traiter de la régulation en 2025 alors que le sujet semble déjà avoir été traité dans plusieurs ouvrages en français et en anglais ?

Je considérais qu'on parlait beaucoup de régulation sans chercher à comprendre ce mot. Étant un lecteur attentif d’Alain Supiot, j'étais resté intrigué par son constat que la régulation avait supplanté la réglementation. En français, ce glissement devait avoir une signification. Si les mots ont un sens alors l'utilisation du mot « régulation » devait en avoir un. L'abandon d'une règle universelle, supplantée par une règle personnalisée et adaptée à des besoins spécifiques, et particulièrement ceux du marché, caractérisait la régulation. Mais ce constat n’était pas suffisant.

Existe-t-il une bonne régulation ?

Tout dépend de l'objectif que vous vous fixez. Le problème actuel, dans l'Union européenne, c'est que l'on intervient pour favoriser le progrès lequel est entendu non pas comme un résultat, mais comme un processus s’accomplissant par l'intermédiaire d'un moyen qui est celui de la promotion de la concurrence. De la concurrence résulterait le progrès social. Ce type de régulation portant sur les moyens du progrès est sans limite et entraîne ce que d'aucuns appellent une « inflation législative ». C'est une façon d'intervenir dans le marché pour limiter ses excès, mais aussi – et c’est là que le bât blesse – sans s'interroger sur le modèle de société promue par le marché. Une bonne régulation n'est pas une régulation qui accompagne le marché, c'est une régulation qui fixe de réelles limites au marché, par exemple, en ayant recours à l'interdit. Or aujourd'hui le recours à l’interdit est refusé par les décideurs publics. 

Dans votre ouvrage, vous défendez l’idée que la régulation est la forme juridique de la philosophie néolibérale. Pourquoi ?  

L'idée est largement répandue que le néolibéralisme est une doctrine économique et qu'elle est souvent associée à la dérégulation des marchés. En réalité, l'étude des textes néolibéraux des années 1930 (période au cours de laquelle se formalise le mouvement néolibéral) et les travaux d'histoire contemporaine montrent que le néolibéralisme est avant tout une théorie du droit ; une pensée de l'interventionnisme juridique de l'État dans le marché. Je soutiens l'hypothèse que la régulation est le mot qui traduit cet interventionnisme juridique de l'État en faveur du marché conformément à la pensée néolibérale.

Vous expliquez dans votre ouvrage que l’Union européenne fait une utilisation politique de la régulation, ce qui la distingue d’ailleurs de l’Amérique du Nord, pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?

Il existe une incompréhension manifeste entre les Européens et les Américains sur la question de l'interventionnisme juridique. L'Union européenne a pour caractéristique d'être interventionniste dans le marché en vue de favoriser le progrès par la concurrence. De la Constitution pour l'Europe au Traité de Lisbonne, on retrouve dans ces textes ce qu'on appelle l'ordolibéralisme.

Ce dernier est originellement le cœur de la pensée néolibérale. Cette pensée ne s'est diffusée que par la construction européenne puisque l'Union européenne, par sa structure, incarne l'idéal typique fédéral des néolibéraux afin « d'engainer le marché » selon l'expression de l'historien Quinn Slobodian. En Amérique du Nord, un tel interventionnisme n'est pas présent, à tout le moins, pas à l'intensité avec laquelle il existe dans l'Union européenne. Il n’existe que sous la forme du pouvoir administratif des agences comme la Federal Trade Commission. 

En quoi votre livre permet d’expliquer, même partiellement, la confrontation actuelle de l’Union européenne avec les États-Unis de Donald Trump ? 

La régulation est la modalité juridique du néolibéralisme. Ainsi, les critiques du président américain à l'endroit de l’État de droit sont une attaque directe contre la régulation. En effet, la régulation traduit l'emprise des experts sur l'encadrement de la vie sociale et, plus spécifiquement, du marché. La légitimité de la régulation ne provient plus de la démocratie en tant qu'institution du politique et du gouvernement du peuple par ses représentants. La légitimité de la régulation provient des droits et libertés de la personne et de la science. Elle a donc conduit depuis 30 ans à mettre de côté le politique incarnant une prise en charge collective et démocratique des problèmes. Or le populisme de Donald Trump prend acte de cette réalité et choisit d'entrer en confrontation avec elle. Ce n’est que de cette façon que l’on peut comprendre pourquoi il s’agit d’un retour du politique. 

Vous plaidez pour que les juristes ne soient pas réduits à des « manutentionnaires de la régulation ». Que voulez-vous dire ? 

L'expression « manutentionnaire de la régulation » nous vient de Pierre Legendre. Elle permet de montrer que nos sociétés réduisent les juristes à un strict rôle d'interprète de la loi n'apportant aucune connaissance à la société sur elle-même. Le normativisme juridique incarne, d'un point de vue épistémologique, cette idée. D'un point de vue sociologique, il est important d'avoir conscience que les juristes ont intérêt à la régulation, car elle leur permet d'avoir un monopole sur la façon dont la réglementation se fait. Plus il y a de règles, plus on a besoin des juristes. Or la régulation néolibérale se caractérise par l'inflation législative et réglementaire. Cette dernière implique en retour un besoin « en manutentionnaires de la régulation ».


 

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