L’abus des droits fondamentaux en Europe

Entretien avec Luc Weitzel

 

Et si les droits fondamentaux pouvaient devenir leurs propres ennemis ? La question est au cœur d’un dilemme juridique majeur: comment protéger les droits et libertés essentiels tout en empêchant qu’ils soient instrumentalisés au point de miner les valeurs démocratiques?
De la liberté d’expression à la liberté de religion, du droit d’asile à la vie privée et au droit de propriété, l’ouvrage offre une réflexion critique et souvent prospective, à partir d’exemples, sur l’appréhension de l’abus de droit fondamental dans un monde en mutation rapide. Nous avons rencontré l'un de ses auteurs : Luc Weitzel, président de l’Institut luxembourgeois des droits de l’homme.

Pourquoi consacrer un ouvrage à la notion d’« abus des droits fondamentaux »? 

Parler d’« abus » à propos de droits aussi essentiels peut sembler paradoxal. Pourtant, l’histoire récente montre que même les libertés les plus précieuses peuvent être instrumentalisées à des fins contraires à leur esprit. Tel est le cas lorsqu’un droit est invoqué non pas dans un but de protection, mais en vue de porter atteinte aux droits d’autrui ou aux idéaux et valeurs démocratiques. Ce paradoxe nous oblige à réfléchir aux moyens juridiques de répondre à de tels dévoiements, sans affaiblir la protection des libertés.

Concrètement, comment le droit européen combat-il ces abus ?

Plusieurs voies sont concevables. La première, exceptionnelle et au centre du présent ouvrage, consiste à appliquer la clause d’interdiction de l’abus de droit prévue à l’article 17 de la CEDH et à l’article 54 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Il s’agit d’un mécanisme « couperet » qui consiste à exclure purement et simplement le bénéfice du droit invoqué, mais ne doit viser que les cas extrêmes. 

Une deuxième voie, principale, est plus nuancée : elle consiste à apprécier, dans le cadre de l’examen de proportionnalité, si la restriction imposée à un droit est justifiée et nécessaire afin de protéger d’autres droits ou un intérêt général. C’est ce contrôle classique qui, dans la grande majorité des cas, permet de sanctionner un usage abusif tout en maintenant l’équilibre entre libertés et contraintes.

Une troisième manière d’appréhender l’abus consiste à exclure un comportement du champ d’application matériel du droit invoqué en considérant qu’il ne rentre pas dans la définition du droit protégé. Par exemple, certaines intrusions dans la vie privée peuvent être jugées si étrangères à sa finalité qu’elles ne sont pas couvertes par l’article 8 CEDH.

Ce triptyque donne aux juristes un cadre clair pour arbitrer entre liberté et responsabilité et maintenir l’équilibre fragile qui fonde toute société démocratique.

Pourquoi cette question est-elle si actuelle en Europe ?

Les mutations sociales et technologiques accentuent le phénomène. Les réseaux sociaux permettent à chacun de diffuser des contenus potentiellement préjudiciables à grande échelle et à faible coût. L’essor du numérique et la montée de discours radicaux rendent les abus plus visibles et plus préoccupants. La liberté d’expression en ligne sert de paravent à la désinformation ou à l’incitation à la haine. Des revendications religieuses sont utilisées pour imposer des pratiques contraires aux droits fondamentaux et aux valeurs qui sous-tendent la CEHD et la Charte. Le droit d’asile est dévoyé par des demandes infondées qui saturent les systèmes nationaux. Ces situations mettent à l’épreuve la capacité des institutions européennes et nationales à protéger à la fois les droits et les valeurs qui les fondent et fragilisent l’équilibre entre la protection des droits et la défense des valeurs démocratiques.

Comment l’ouvrage collectif aborde-t-il ces questions, et quelle est la valeur ajoutée de ses contributions ?

L’ouvrage réunit des experts de renom qui explorent cette problématique à travers différents droits : expression, religion, asile, vie privée, propriété. Grâce à la combinaison d’analyses théoriques et d’exemples concrets, le lecteur obtient une vision d’ensemble du phénomène : comment l’abus est identifié, quels pourraient être des cas d’abus à combattre et comment le juge, selon les cas, mobilise la clause d’exclusion ou procède à un contrôle de proportionnalité. Cette diversité d’angles offre au lecteur un panorama nuancé.

Quel message central souhaitez-vous transmettre ?

Protéger les droits fondamentaux, c’est aussi les protéger contre leur perversion. Mais, l’arme radicale de l’article 17 CEDH et de l’article 54 Charte doit demeurer l’exception ; le contrôle de proportionnalité est, sauf atteinte manifeste au cœur même de nos ordres juridiques, la réponse adéquate à l’abus, plus souple et respectueuse des équilibres démocratiques. En explorant les conditions d’application strictes de l’arme rédhibitoire de l’exclusion pure et simple du bénéfice du droit invoqué, l’ouvrage donne aux juristes des repères solides pour réagir face aux abus sans affaiblir l’État de droit.


 

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